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Juillet 1974

     
     L’hôtesse de l’air et son chariot réfrigéré offraient un ballet gracieux que nul ne pouvait ignorer. Cette déambulation emplie de promesses suscita toutes sortes d’envies chez les passagers du vol Paris-Boston. L’un d’entre eux perdit même la notion du temps, à dix ans, on est facilement distrait.

    Ainsi, Lonny oublia la requête que formula sa mère quelques instants plus tôt. Margaux observait avec amusement son fils qui indiquait aisément un état de rêverie bien installé. Elle lui caressa les cheveux pour mieux lui rappeler qu’il devait passer sa commande en anglais. Le moment tant redouté se précisait avec l’approche de l’employée de la TWA. Heureusement, la douce attitude de la jeune femme gomma quelque peu l’appréhension de l’enfant. Margaux se tourna vers son fils avec un sourire attentionné, mais expectatif. N’osant pas contrarier la bonne disposition des deux dames, Lonny étudia la carte d’un regard timide. Le soulagement arriva lorsqu’il vit quelques mots familiers, dont « cake » et « cheese », il prit un cheesecake.

      — Ça sonne bien cheesecake, dit-il.

    Le choix audacieux de ce mets, encore inconnu en France, ravit Margaux, mais Lonny ne voyait plus sa mère. Son attention était dédiée aux mains de l’hôtesse de l’air qui lui servaient délicatement une part de cette pâtisserie onctueuse. Lonny découvrait la sobriété de la surface immaculée et satinée du gâteau. L’eau lui monta à la bouche. Il remercia, en anglais, l’employée des airs, puis se sentit plus léger et fier d’avoir réussi son exploit.

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   Le petit Français allait néanmoins devoir réitérer la prouesse linguistique, puisque l’hôtesse amorça un nouvel échange. Elle demanda au jeune passager s’il souhaitait une boisson. Lonny aurait bien choisi un Mountain Dew. La découverte de ce breuvage avait eu lieu deux heures plus tôt lorsque sa mère en fit la commande, mais Lonny peina à prononcer le nom. Alors, il prit une bonne respiration, une attitude confiante et regarda l’hôtesse droit dans les yeux et se lança : « Coca-Cola, please ». Loin d’avoir été dupée, Margaux choisit de ne pas aborder le sujet, préférant savourer ce voyage qu’elle attendait depuis si longtemps.

      Libéré des expectatives de sa mère, l’enfant se laissa happer par les démons de la gourmandise. Lonny eut deux révélations, il aimait le cheesecake et les hôtesses de l’air.

    Sa mère ne put s’empêcher de lui préciser que les Américains n’employaient plus le nom Coca-Cola, lui préférant son diminutif Coke. Margaux s’engagea alors dans des explications historiques qui devinrent interminables. En conséquence, elle perdit, à nouveau, le monopole de l’attention de son fils. La chose échappa à Margaux, persuadée que la docilité habituelle de son fils honorerait une écoute attentive. Cependant, il s’agissait d’un garçon approchant l’âge de la raison, mais également de la déraison.

    Lonny préféra observer la petite franco-canadienne avec qui il s’était évadé dans des jeux de rôles en salle d’embarquement. Il avait alors incarné un aventurier polyglotte aux mille talents et toujours entre deux avions. La demoiselle devint une actrice de renom scandinave qui traversait l’Atlantique pour se rendre aux Oscars afin d’accepter la statuette tant méritée.

     À présent, dans la cabine de l’avion, la fillette, au charme non dénué d’espièglerie, se trouvait à plusieurs sièges du jeune aventurier.

      — Tu m’écoutes ? lui lança Margaux.

    — Oui, maman ! Coke, fin du dix-neuvième siècle, "French Wine Coca", Atlanta... caramel, noix de kola !

     — Bon appétit, dit-elle satisfaite.
     — Merci.
    Enfin débarrassé de l’exposé cocacolien, Lonny dirigea à nouveau son regard vers sa petite actrice. La demoiselle remarqua l’intérêt que 


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le jeune séducteur portait à sa personne. Les voyages offrent le luxe des audaces. Elle lui sourit et prit une bonne bouchée de son Saint-Honoré. En réponse, Lonny engouffra une part encore plus gourmande de son propre gâteau. Les deux enfants, aux joues gonflées, rirent. En supplément de la part de sa pâtisserie, la petite Franco-canadienne reçu une claque paternelle. Par galanterie, Lonny détourna le regard et avala en silence le contenu sucré de ses joues.

     — C’est bon, mon fils ? lui lança ironiquement Margaux.
     Lonny essaya de déglutir rapidement, en formulant sa réponse.
     — Ché chuper bon !
     — Pardon ?
     Lonny prit une gorgée de son coke pour libérer sa gorge.
     — Maintenant mon gâteau préféré, c’est le cheesecake.
     — Ce n’est plus l’Opéra ?
  — Heu, disons que mon gâteau préféré américain, c’est le Cheesecake, et mon gâteau préféré français, c’est l’Opéra, et le Paris-Brest aussi, et le Flan picard. Sa mère amusée prit son verre pour trinquer avec son fils.
     — Cheers, mon fils.
     — Cheers, Mom.

     Alors que Lonny porta son regard vers la future oscarisée, Margaux observa avec admiration l’allure professionnelle de l’hôtesse de l'air qui se déplaçait pour rejoindre ses collègues dans l’espace réservé au personnel. La sensualité discrète, que dégageait la jeune femme, plaisait à Margaux.

     — Elle est belle, ne trouves-tu pas ? demanda-t-elle à son fils.
    — Hein ? lança-t-il en quittant des yeux la petite franco-canadienne.
     — Regarde, elle possède une certaine classe, non ? dit Margaux.
     — Tu crois ? demanda Lonny surpris en fronçant les sourcils.

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     — Je trouve que la tenue de la TWA lui donne un air distingué.
     — Ah, oui ! dit Lonny qui comprit enfin qu’il s’agissait de l’hôtesse.
     — La trouves-tu jolie ?
     — Oui, mais toi, t’es encore plus belle.
     Margaux sourit. Elle prit ensuite plaisir à observer la complicité joyeuse des hôtesses et des stewards.
     Une certaine nostalgie s’installa. Néanmoins, aucun regret ne vint polluer l’observation. Margaux se remémora le décollage de son premier vol Beauvais-Londres à bord d’un Avro 748 de la Skyways. Rapidement, sa ville natale avait disparu sous l’épaisse masse cotonneuse. Un présage, pensa-t-elle alors. Un envol pour faire disparaître son quotidien. S’éloigner de cette ville dans laquelle elle se sentait brumeuse.

     Margaux quitta ses pensées avant que le ressenti de l’époque la submerge. Pour ce faire, elle serra tendrement la main de son fils, puis le regarda. Son garçon ne réagit pas à cette marque d’affection.

     — Petit macho, lâcha-t-elle dans un murmure à peine audible.
     — Quoi ? lança Lonny qui sortait tout juste de son monde.
     — Rien mon fils, tu grandis trop vite.
     Margaux repartit dans ses souvenirs en regardant les uniformes du personnel navigant. Elle se dit que les tenues avaient bien évoluées.
     
     Elle aimait les uniformes depuis l’été de ses treize ans. Un militaire en permission venu à la fête du quartier avait provoqué un coup de foudre chez Margaux. Ce fut son tout premier béguin. Son regard avait croisé celui du jeune caporal qui l’avait gentiment complimenté sur sa coiffure. Le reste de la soirée, le militaire ignora la jeune Margaux, préférant s’intéresser à une jolie rouquine plus âgée et davantage en formes. Margaux perdit la sienne, puis alla lâcher quelques larmes derrière son arbre. Un vieux chêne réconfortant qu’elle aimait depuis toujours. Les jours suivants, la jeune fille oublia le jeune caporal. Elle garda

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néanmoins un penchant pour les hommes en uniforme. Pourtant, tous les protocoles vestimentaires étaient en contradiction avec ses aspirations de liberté. Mais, la soif du monde était plus forte.

     Ainsi, Margaux portera les couleurs et l’insigne de la compagnie aérienne Skyways pendant deux ans. Les cultures lointaines devaient sortir de ses lectures pour devenir des réalités. Ses premiers voyages ne furent pas aussi exaltants que dans ses rêves d’adolescente.
     Margaux vit le sud de l’Angleterre, ainsi qu’un lord anglais qui se ridiculisa devant elle. Solennellement, le gentleman avait ouvert un écrin en posant un genou sur un joli tapis d’Orient au centre du hall de son manoir. La pierre blanche scintilla comme l’argenterie du lieu, mais l’anneau présageait l’encerclement de Margaux. Pour rien au monde, elle laisserait ternir l’éclat de sa liberté. Elle quitta l’Angleterre, ainsi que l’uniforme dans lequel la jeune hôtesse se sentait trop à l’étroit. Adieu, les mains baladeuses de certains hommes. Adieu, le mépris de leurs épouses qui confondaient le métier de personnel navigant avec celui de camériste. De plus, la jeune mère songeait au garçon qu’elle délaissait au profit d’horizons, qu’elle avait fini par juger stériles.

      L’esprit de Margaux revint dans la cabine du Boeing 747.

     Lonny regardait à travers le hublot en fredonnant « J’ai dix ans », chanson sortie récemment par un nouveau chanteur. Le refrain résonnait dans le jeune crâne en ébullition. Cet air entrainant qu’il entendit, quelques heures plus tôt, dans le taxi qui les avait emmenés à Roissy Charles de Gaulle, ne lui déplaisait pas, bien au contraire. Mais, la mélodie s’incrusta dans son cerveau et devint rengaine. Néanmoins, il poursuivit de la gringotter jusqu’à saturation pour ensuite avancer à sa mère qu’il souhaitait l’extraire de sa tête. Sur ce point, Margaux approuvait. Elle l’encouragea à mettre en application cette sage décision.

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     — Comment il s’appelle déjà, ce nouveau chanteur ? demanda-t-elle.
     — Tu le sais, c’est celui qui ressemble à Tonton Phino.
     — Ah oui, je vois son visage, mais son nom ?
     — Ça commence par "A" et ça fini par "shon".

     Margaux répondit juste, puis Lonny inséra, dans le magnétophone Radiola, son grand coup de cœur de l’année “Blackdanse” de Klaus Schulze, "album de musique électronique de l’école berlinoise", précisait-il, dès qu’on lui demandait ce qu’était cette drôle de musique. Lonny était ravi. Il avait son magnétocassette, son casque hi-fi et Klaus Schulze.

     Cette panoplie électronique avait été son seul caprice en insistant auprès de sa mère pour qu’elle l'autorise d'entreprendre le voyage vers Boston en musique. Margaux céda assez vite, jugeant la passion de Lonny pour la musique électronique bien réelle pour mériter de l’accompagner outre Atlantique.

     Ce qui donna à Margaux l’idée de parer ses bagages de sa propre musicassette. Celle de Léo Ferré. Le chanteur anarchiste était un artiste qu’elle estimait pour ses talents de compositeur, et pour sa liberté de ton. Lonny allait involontairement lui rendre hommage. Après une gorgée de son Coke, il expulsa de son œsophage, un vent rebelle, à la sonorité discrète. Un petit extra qui n’aurait pas déplu au grand Léo.

     Allégé, le garçon prit une position confortable pour se blottir dans le confinement pavillonnaire de ses oreilles. Il appuya sur play. C’est donc la musique atmosphérique d’outre Rhin qui accompagna un second avorton venteux.

     — Pardon ! dit-il aussitôt en regardant sa mère.

Lonny aimait, par-dessus tout, cet isolement musical. Il observait les bobines de la cassette qui se mouvaient en parfaite harmonie avec la rotation répétitive des nappes synthétiques. Cela créait un contexte onirique qui glissait progressivement
 

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le garçon dans des rêveries bénéfiques pour son esprit créatif. Son affection pour les sociétés futures était forte, et le vaste monde de l’anticipation le fascinait. Cette fois, ses pérégrinations mentales le plongèrent dans un espace-temps qui se distendît. Ce fut assurément le cas. Lonny s’endormit.
     L’album « Blackdance » de Klaus Schulze arriva à son terme et le déclic mécanique confirma cela à Margaux. En remarquant l'arrêt automatique, elle se félicita d’avoir acheté ce magnétophone « Full-auto-stop ». Le vendeur lui avait vanté les mérites de cette prouesse technique qui procurait le luxe d’économiser les piles. Lonny avait surtout noté que cela éviterait de fragiliser les bandes magnétiques de ses précieuses cassettes.

      Le garçon fut réveillé par l’annonce du commandant de bord.

     On avait atteint la vitesse de croisière et l’appareil volait à 40,000 pieds. La « Reine des ciels », précisa le pilote, fêtait ses quatre ans de mise en service.

     L’enfant regarda l’océan, tout en bas au loin. L’étendue immobile de couleur bleue était grandiose. Lonny ôta son casque d’écoute pour questionner sa mère.

     — Pourquoi ne voit-on pas les vagues ? On a l’impression que ce n’est pas de l’eau. On dirait un ciel, affirma-t-il.

     — Bravo mon fils. Il s’agit d’un ciel. Nous avons dépassé depuis longtemps le premier ciel.

     — Tu veux dire la stratosphère ? demanda Lonny, interloqué.
     Margaux était d’humeur badine.
     — Non ! on ne peut pas aller dans la stratosphère avec un avion. Tu le sais parfaitement.
     — Les paliers, alors ?
     — Non plus.
     L’enfant réfléchit, puis reprit son questionnement :
     — Donc, il n’y a plusieurs ciels ?

 

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     — Oui. C’est pour cela que le Boeing 747 est surnommé « Reine des ciels », et non pas « Reine du ciel ».

     — Ah bon ? Et on dit pas « cieux », au pluriel ?
     — Les deux sont corrects, « ciels » et « cieux ».
     — Comme « celles et ceux » ?
     — Oui, enfin non.

     — Y’a combien de ciels-cieux ?
     — Ils n’en parlent pas dans tes magazines de l’espace ?
     — Non, dit Lonny déçu.
     Il colla sa tête en ébullition, contre le hublot et scruta l’horizon. Son regard alla vers le haut, puis vers le bas. Il répéta la manœuvre à plusieurs reprises, « plusieurs ciels », songea-t-il.

     — Et là, on est au combien, Mom ?
     — On est au septième ciel.
     — Hein ? Y’en a sept ? s’exclama Lonny, étonné.
     — Oui, on ne peut pas aller plus haut.
     La jubilation du garçon était bien vive.
     — On est au septième ciel ! dit-il en élevant la voix, perturbant ainsi la quiétude de quelques voisins.
     Certains d’entre eux, bien entendu, s’offusquèrent. Margaux méprisait cette attitude, mais elle la comprenait. D'ailleurs, une certaine gêne l’envahît. Elle commençait à regretter l’idée de sa plaisanterie, et voulut couper court.

      — Je rigole mon fils, c’est une blague.
      — Quoi ?
     — En bas, c’est l’océan. L’avion est tellement haut que tu ne peux pas distinguer les vagues. L’océan est bien trop calme. D’où l’expression calme plat. Ce que tu vois, c’est le reflet du ciel dans l’eau.
     — Quoi ? répéta-t-il en haussant le ton.

 

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     — Ce n’est qu’une plaisanterie, mon fils. Je te présente mes excuses.

     Lonny regarda autour de lui. La honte l’envahît. Il se sentait idiot de s’être fait berner ainsi. Margaux ne réussit pas à étouffer un petit rire nerveux. Ce qui sombra Lonny davantage dans son mécontentement.

     — C’est pas drôle, maman, dit-il fermement.
     — Tu ne m’appelles plus « Mom » ?
     Lonny resta silencieux en apercevant la petite franco-canadienne qui le regardait. Il baissa la tête sur son magnétocassette telle une autruche en quête d’invisibilité. 
Margaux voulut le réconforter avec une caresse. Ce geste, jugé malvenu, fut repoussé d’un coup de coude ferme et vif.

     — Laisse-moi, scinda le garçon.

     Margaux était désolée, mais ce qui l’interpellait positivement, était de voir son fils affirmer une certaine rébellion teintée d’insubordination. C’était une première, et Margaux nota un soupçon de virilité qui ne lui déplaisait pas. Par ailleurs, elle pensa à la phrase redondante de sa sœur Marjolyne, « Ton fils est bien trop doux, bien trop docile ». Margaux regarda tendrement son fils.

     — Pardonne-moi, dit-elle.
     — Laisse-moi tranquille, ‘te dis. T’as qu’à rester au septième ciel.
     Quelques passagers se mirent à rire, et Margaux lâcha prise à son tour. L’orgueil de Lonny fut vivement piqué. Ses réflexes enfantins revinrent avec un haussement d’épaules accompagné d’un soupir. Alors, le bel enfant se mit à rechigner.

     Lonny était très doué dans beaucoup de domaines, et il avait un talent inné pour bouder. Margaux n’insista pas. Elle savait que ce silence pouvait durer longtemps. Un mutisme récurrent et involontaire dont Lonny ignorait l’origine, contrairement à Margaux. À chaque épisode, Lonny ressentait un malaise bien perceptible, telle la partie visible de l’iceberg qui flottait au-dessus de son subconscient. La partie enfouie dans les profondeurs de son âme était un épisode lourd de sa petite enfance.

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     Dans l’avion, le silence était moins pesant. Le soulagement arriva lorsque Margaux vit Lonny s’endormir. Le nez du garçon était comprimé par le casque hifi, ce qui fit sourire Margaux. Elle n’osa pas y toucher, préférant regarder avec affection le petit homme en colère qui dormait dans son silence.

     Quelques instants plus tard, le tintement qui accompagna la signalétique lumineuse ne parvint pas à réveiller Lonny. Margaux s’en chargea.

       — Hein ? questionna-t-il à travers son brouillard.
     — Nous allons atterrir. Émerge et n’oublie pas ta ceinture, s’il te plaît.
      Lonny revint à lui. Sa bonne humeur aussi.
      — Ok Mom !
     Quelques minutes plus tard, la « Reine des ciels » devint « Reine du tarmac », déclenchant les applaudissements des Américains. Quelques Français se joignirent à eux dont Margaux, suivie de son fils. Lonny découvrait avec joie cet enthousiasme, ainsi que les premières images de cette vivacité américaine, dont sa mère lui avait tant parlé.

     Doucement l’avion s’immobilisa sur le sol bostonien où une multitude de bannières étoilées annonçaient les prochaines festivités nationales. Alors que Margaux s’était levée sur la pointe des pieds pour atteindre le compartiment bagage, un gentleman l’aida. Le front du grand homme se trouvait au niveau du compartiment. Lonny dut incliner sa tête en arrière pour pouvoir observer les gestes assurés du géant. L’homme à l’allure de dandy remit le sac en cuir à Margaux, puis il saisit son chapeau melon et d’un geste élégant, s’en coiffa. Lonny aperçu l’Union Jack à l’intérieur du beau chapeau. Le gentleman baissa le regard vers Lonny qui ne le quittait plus des yeux. Avec un sourire détendu, l’homme leva son couvre-chef, puis s’adressa à l’enfant en prenant la voix et l’intonation de Stan Laurel : 

     — Je suis en permanence au septième ciel !

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     Quelques rires se firent entendre et l’imitateur, plutôt satisfait de sa performance, jeta un œil enjôleur à Margaux. Embarrassée, mais amusée, elle remercia l’Anglais avec, néanmoins, un sourire en coin.

  Lonny trouva que l’humour des adultes était parfois bizarre. Cependant, le petit touriste se débarrassa aussitôt de cette réflexion afin de faire partie de cette joyeuse ambiance. Il se mit donc à rire aussi. Finalement, ce n’était qu’une plaisanterie. Comme tous les enfants, il aimait Laurel et Hardy. Lonny retrouva son entrain, car il était enfin sur le sol américain.

     L’été, chez l'amie de Margaux, débuta dans une douce ambiance de bord de mer.

     — La Nouvelle Angleterre, dit Rachel à Margaux, est une région qui possède la capacité de m’apaiser. Il y fait moins chaud que dans la fournaise de la Géorgie, ajoute-t-elle. En réponse, le sourire serein et silencieux de Margaux était, de toute évidence, gage d’approbation.
     Voisines et camarades de classes depuis l’école maternelle, Margaux et Rachel devinrent essentielles l’une pour l’autre, et se considéraient bien plus que de meilleures amies. Elles s’étaient créé une bulle que nul ne pouvait percer. Les deux jeunes filles avaient médité sur la vie avec leur propre pensée, telles des moniales se rebellant contre les dogmes imposés. Deux sœurs contre tous et surtout contre les biens pensants. La réticence de leurs mères respectives pour cette affection bien trop prononcée avait renforcé leur union et attisait une future rébellion. Ensemble, elles firent leurs armes. Toutes leurs armes. Les sœurettes, ainsi autoproclamées, gagnèrent beaucoup de batailles. Toutes sortes de batailles. Elles en perdirent certaines, mais jamais la guerre, car les deux combattantes ne croyaient pas en l’esprit guerrier, préférant l’esprit libre. Elle avaient conscience que le sentiment d'échec est moins pénible en binôme, et cela cimente leur fraternité. Les deux sœurs s’étaient jurées de ne jamais mettre à mal leur estime réciproque. Elles partageaient tout et avaient assisté, dans les années cinquante, à l’arrivée en France, des Américains sur les bases de l’OTAN de l’US AIR FORCE.

 

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     Ce fut l’époque où la culture américaine avait envahi le quotidien de la jeunesse française et avait submergé les pensées de Margaux et de Rachel.

     Un 14 juillet, alors que le défilé des militaires de l'armée de l’air américaine se terminait, les deux sœurs de cœur firent un pacte : « On ira vivre en Amérique ».

    Rachel partit la première. Elle épousa un militaire de carrière affecté sur la base aérienne d’Evreux où elle avait travaillé comme vendeuse au PX Store, le magasin de biens américains, ouvert au public. À la fermeture de toutes les bases de l’OTAN en 1967, Rachel partit pour les États-Unis avec son mari et ses deux enfants. Margaux resta à son sort beauvaisien. « Rejoins-moi », avait lancé Rachel lors de leurs adieux. Margaux garda le silence. Sa larme discrète évoqua toute son affliction.

     Voilà sept ans que Rachel avait quitté la France. Une année sur deux, elle venait en France pour rendre visite à ses parents et à Margaux. Sa fille Rubie l’avait accompagné à chaque fois, car elle était amoureuse de la France.
 

     La maison de vacances était accueillante et Madame Rachel Keating l’était aussi. Son mari et leur fils participaient, en Alabama, à un stage de scouts. Rubie préféra rester avec sa mère. La jeune adolescente se révélait être heureuse de revoir Lonny et Tante Margaux.

     Durant ces grandes vacances, Lonny observa sa mère. Il vit une autre femme. Plus reposée, davantage sereine et même plus belle.

   Depuis toujours, Margaux pouvait être victime de stress qui engendrait des maux de tête, parfois insupportables. Cet état anxieux avait le pouvoir d’amorcer une hyper vigilance qui sonnait l’alarme à la moindre sensation de changement physiologique. Ce mal-être latent disparaissait lorsqu’elle voyageait. Margaux arriva à la conclusion que les voyages lui procuraient un remède inouï. Ou bien était-ce l’éloignement ? Quoi qu'il en soit, Margaux sut entrevoir les prémices d’un remède qui pourrait devenir définitif. Les six semaines passées dans le Connecticut suggérèrent cela.
 

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     Cet après-midi-là, installés à l’ombre du porche de la maison, Margaux, Rachel et les deux enfants savouraient l’ambiance balnéaire de Stonington. Rachel avait attendu la fin du séjour pour annoncer à Margaux une grande nouvelle ; la planification de son divorce. Rachel comptait reprendre sa liberté, puis jouir, à nouveau, de la vie.

     — Je vais enfin me retrouver, dit-elle.
     — C’est maintenant que tu me dis ? À trois jours de notre départ ?
  — T’en informer au début aurait accaparé nos esprits, voire nos discussions. Je désirais savourer le présent, révéla Rachel, et j’ai constaté que notre pacte tenait toujours. Nous pourrions envisager que vous veniez vivre avec nous !

      — Que l’on vienne vivre avec vous ? dit Lonny.

     — Fini, le statut de femme de militaire. Je veux quitter la chaleur du sud pour un emploi sur la Côte-Est, ou plus au nord. C’est si romantique ici.

      — Tu es étincelante lorsque tu parles de cela, sourit Margaux.
   — Alors ? apostropha Rachel, on se donne rendez-vous dans quelques mois ? L'année prochaine ?
     Un court silence permit à Lonny d’apprécier toute l’intensité du moment. Les deux femmes allègres étaient comme en apesanteur. Rachel redescendit sur terre la première.

     — Je suis sérieuse, sœurette, dit-elle.
     — Je le sais, dit Margaux.
     — Alors dis « oui » !
     Margaux se leva et regarda l’océan, puis son fils. Tu veux venir vivre en Amérique ?
       — Oui, oui, oui, oui, oui, cria Lonny.
     — Je vais donc suivre l’avis de mon petit homme ! dit Margaux, mais, il faut bien planifier cela. La date sera peut-être plus lointaine que celle que tu suggère.

 

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     — Champagne ! s’exclama Rachel.
     Rubie proposa d’aller chercher les coupes.
     — Et moi la bouteille, dit Rachel qui se leva, allez vient mon poussin, ajouta-t-elle en prenant la main de Lonny.
     Margaux resta seule. Elle alluma une cigarette pour mieux regarder l’horizon, au-delà du port de plaisance. À l’endroit exact où le ciel touchait l’océan. Là, où l’inaccessible devenait accessible. Son regard se dirigea vers le bout de sa cigarette. Elle observa le tabac se consumer.

     — La vie passe à une vitesse folle, lança son amie en faisant son retour avec la bouteille. Nous allons rattraper le temps perdu.

     Quelques instants plus tard, chacun était tranquille dans son transat. Margaux imaginait annoncer sa démission à ses collègues, et Lonny repensait à ces derniers instants dans l'avion immobilisé sur le tarmac de Boston à leur arrivée.
   C’était un moment qu’il n'était pas près d'oublier. Tout avait commencé avec les passagers qui se levèrent de leurs sièges. À travers le brouhaha visuel, il aperçut la petite Franco-canadienne se diriger vers la sortie. Lonny eut le cœur qui gonfla lorsque la belle lui envoya un baiser aérien avant de disparaître sous l’impulsion musclée de son père. La fillette avait même reçu un coup.

     Lonny aussi, lorsqu’il regagna précipitamment le hublot pour apercevoir l’auteure du geste qui le troubla. Il se cogna le front, mais ne sentit rien. Ce fut son cœur qui devint douloureux. La demoiselle avait disparu. Pour toujours.

 

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